Ailleurs : voyage d'étude à Venise

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Entre tourisme de masse, risque de submersion et résistances locales, y a-t-il un projet de gouvernance possible pour "Faire ville" dans la commune de Venise ? Guillermo Martin, responsable pédagogique du Master "Gouvernance territoriale et développement urbain" de Sciences Po Executive Education, nous livre les enseignements du Voyage d’étude de la promotion 2019.

Loin des images de carte postale de la place Saint Marc et du Rialto, la commune de Venise (Cittá di Venezia) constitue une entité politico-administrative dont le périmètre dépasse l’île centre historique (inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO) pour englober la plus vaste zone industrielle d’Italie (Porto Margera, 2200 ha), un aéroport international, les communes résidentielles de la « terre ferme » (Mestre et Marghera principalement) qui constituent de forts relais de croissance urbaine, un archipel d’îles, dont certaines connaissent une forte déprise démographique, aiguisent l’apétit des promoteurs touristiques et suscitent en réaction des volontés de réappropriation « décroissantes » par les populations, le tout dans un milieu écologique extrêmement sensible (la lagune) soumis au risque permanent de pollution et d’inondation, dans le contexte du changement climatique. Cet espace composite, historiquement fractionné quoique fortement interdépendant, illustre de manière emblématique les tensions qui s’expriment dans certains territoires entre des dynamiques de marché mondialisées qui poussent à la monofonctionnalité – en l’occurrence le tourisme de masse, avec 25 millions de touristes par an pour 260.000 habitants – et la volonté de maîtrise d’un développement qu’on voudrait durable, maîtrise associée à la capacité des gouvernants comme des gouvernés de « faire ville », autrement dit de faire société. En ce sens, Venise apparaissait à priori comme une destination privilégiée pour le Master Gouvernance territoriale et développement urbain, qui accompagne les professionnels publics et privés de la fabrique urbaine dans la recherche de modes de développement équilibrés, susceptibles de répondre simultanément aux enjeux économiques, sociaux, environnementaux et démocratiques contemporains

Notre voyage d’étude aura répondu au-delà des attentes de départ. Assumant le caractère forcément lacunaire des investigations menées, compte tenu d’un temps de présence limité sur site (voir le programme de visites), cette lettre d’information spéciale se présente comme une note d’étonnement, un carnet de voyage élaboré par des étudiants curieux de saisir à la volée et sans a priori ce qui se joue dans la gouvernance d’un territoire aussi complexe, pour mieux réfléchir sur leurs propres pratiques professionnelles et sur la manière dont ils envisagent, conçoivent, régulent le développement urbain dans leurs organisations respectives.

Répondre à la question de la possibilité d’un projet pour Venise, c’est donc d’abord comprendre les intérêts, les représentations et les logiques d’action à l’oeuvre, aussi bien chez les acteurs publics que chez les acteurs privés ou dans la société civile. De ce point de vue, ici comme ailleurs, le premier constat est celui d’une prédominance des logiques de marché dans le fonctionnement du territoire. La désindustrialisation a laissé la zone de Porto Marghera dans une situation contrastée, faisant cohabiter des fonctionnalités qui demeurent essentielles dans le domaine portuaire et de l’industrie pétro-chimique avec des zones de friche dont la reconversion sera extrêmement longue compte tenu des emprises en jeu et des niveaux de pollution des sols. La longue marche de la transition vers une chimie « verte », vers l’économie circulaire et vers un transport maritime plus durable s’amorce lentement. Moins d’emploi, donc, mais aussi, par conséquent, moins de pollution dans la lagune. La gestion de cette transition par l’autorité portuaire, bras armé de l’Etat, et par les grands industriels laisse à priori peu de place aux autorités locales : au cours des vingt dernières années, d’un exécutif local à l’autre (nous y reviendrons), la commune aura d’ailleurs largement varié dans sa revendication de jouer un rôle de premier plan dans la gouvernance de cette zone.

Avec la montée en puissance du tourisme international depuis les années 70, Venise a progressivement fait de ce secteur le moteur principal, certains diront exclusif, du développement économique et urbain. La transformation du bâtiment de la poste municipale (Fondacco dei Tedeschi), palais situé à proximité immédiate du Rialto, en centre commercial de type « duty free » de luxe, pour une clientèle essentiellement asiatique, en témoigne . Face à la saturation du centre historique, la promotion immobilière a aussi colonisé la « terre ferme », comme en témoigne les projets de renouvellement urbain conséquents dans le secteur de la gare de Mestre, largement dominés par l’industrie hôtelière. La recherche de nouvelles opportunités conduit même à envisager la reconversion de certaines petites îles de la lagune d’une fonction agricole, résidentielle ou d’équipement public vers des « resorts » privatifs, suscitant au passage la contestation d’habitants qui promeuvent une réappropriation citoyenne de ces espaces (sous la forme de pratiques de « housing resistance », c’est-à-dire d’habitat participatif, portées par des jeunes familles et des personnes âgées et très bien documentées dans l’étude que nous a présenté Matteo Basso, de l’IAUV).

Comme dans le cas de Porto Marghera, les politiques publiques semblent privilégier en matière de tourisme une approche de laisser faire avisé, consistant pour l’essentiel à tirer un maximum de ressources des projets de développement touristique (par exemple à travers l’instauration d’une taxe de séjour… qui touchera aussi bien les touristes que les résidents), à reconvertir les infrastructures et les espaces publics, à minimiser les nuisances (par exemple en déviant les trajets des ferrys du Grand Canal vers Porto Marghera), sans pour autant rechercher, si ce n’est une alternative au tourisme, mais à tout le moins le maintien voire le renforcement de fonctions économiques secondaires autour des savoir faire locaux (matériaux, nanotechnologies, art, design, architecture et culture, notamment avec la Biennale de Venise). Une tâche il est vrai particulièrement ardue. A ce titre, notons que contrairement à une idée préconçue (qui était la nôtre avant le voyage), la métropole de Venise ne s’inscrit pas dans la tradition de l’économie des districts industriels de la Vénétie dite « blanche », dans la mesure où cette forme d’organisation productive, caractérisée par un entrepreneuriat très ancré dans les systèmes familiaux et territoriaux, a pris son essor dans d’autres secteurs de la Région, mais pas à Venise, bassin économique dominé depuis l’après-guerre par l’industrie puis par le tourisme. En outre, la présentation de Ezio Micelli, de l’IAUV, nous a bien montré que ce modèle des districts était en crise, du fait de la faiblesse de l’investissement en capital technique et humain mais aussi de l’internationalisation des entreprises issues de ces mêmes districts. Il considère que la métropolisation a repris le dessus aujourd’hui, ce qui justifierait plutôt des stratégies de coopération sur les questions économiques ou de mobilité à une échelle nationale (corridor Milan-Venise) ou inter-métropolitaine (réseau de villes Padoue-Trévise-Venise). Quoique tout à fait rationnelles sur le papier, ces coopérations ne font pourtant pas consensus aujourd’hui. Nous y reviendrons lorsque nous aborderons la question de la construction d’une identité métropolitaine pour Venise.

Au-delà des questions économiques et sociales, la durabilité écologique de la croissance urbaine de Venise est également une question récurrente depuis les inondations traumatisantes des années 60, avec la perspective d’une submersion de plus en plus régulière par l’acqua alta (inondations), du fait du changement climatique. Présenté comme une solution au problème, le très controversé projet MOSE (prononcer Moïse en italien), consistant à mettre en fonction des barrières mobiles à l’entrée de la lagune pour éviter les périodes d’acqua alta, éclaire les effets d’une gouvernance « descendante » privilégiant les logiques d’ingénierie au détriment d’une réflexion sur les usages. Porté depuis les années 70, à la demande de l’Etat, par un consortium privé réunissant les majors de la construction italiennes (le Consorzio Venezia Nuova), dégagé des « contraintes » des marchés publics, MOSE a englouti à ce jour environ 9 milliards d’euros dans une solution technique extrêmement complexe à déployer, cause de nombreux retards, dont l’efficacité réelle reste à démontrer et dont le mode d’exploitation futur n’a toujours pas été stabilisé à ce jour. Les conflits d’usage seront pourtant particulièrement aigus, la levée très régulière des barrières mobiles pouvant être privilégiée par l’industrie touristique et au contraire combattue par les autorités portuaires pour des raisons de trafic maritime ou encore par les associations écologistes craignant la dégradation environnementale d’une lagune fonctionnant en circuit fermé. Ici encore, les élus en place semblent éluder le débat, considérant qu’ils ont subi un projet « venu d’en haut ». Au passage, soulignons également les effets démocratiques néfastes de cette gouvernance très particulière, avec, dans les années 2010, la condamnation des précédents patrons des exécutifs régional et municipal dans des affaires de corruption liées au projet MOSE. Gardons nous cependant de moquer une gouvernance « à l’italienne » et considérons plutôt que cet exemple éclaire sous un nouveau jour, y compris en France, la fragilité des grands projets d’infrastructure lorsqu’ils méconnaissent le lien au territoire et les principes de bonne gouvernance.

Dans cet enchevêtrement d’échelles, d’acteurs, d’intérêts, de moyens et de responsabilités, quelle place peuvent prendre les élus locaux et, par leur intermédiaire ou par des moyens plus directs, les citoyens ? Nous avons pu observer comment les logiques de conquête d’une certaine maîtrise du développement par le local avaient caractérisé les administrations vénitiennes socio-démocrates des années 90 et 2000, autour d’une « idée de Venise », c’est-à-dire d’un projet urbain et territorial fédérateur cherchant à articuler les différentes composantes de la société locale. La présentation de Francesca Gelli de l’IAUV nous montré que cette ambition s’inscrivait dans le cadre plus général de la montée en puissance du pouvoir municipal en Italie à partir de 1993, date de l’élection au suffrage universel des Maires et début de ce qui est considéré comme la « 2ème République » italienne.

L’administration actuelle, dont les priorités de mandat nous ont été présentées par l’adjoint à l’urbanisme et à l’environnement, Massimiliano de Martin, est en place depuis 2014 et est issue d’un bouleversement de la classe politique locale après les affaires de corruption liées au projet MOSE. L’exécutif revendique une posture entrepreneuriale – pragmatique de type ni droite ni gauche. La commune a fait le choix de revenir sur les approches de planification à grande échelle, dont l’ambition avait sans doute pu freiner les réalisations concrètes, pour privilégier la capacité à faire, à « sortir » des projets opérationnels une échelle plus micro et répondant à des demandes sociales plus quotidiennes (logements, équipements et espaces publics, espaces verts…), avec en filigrane également l’assainissement des finances communales. La régulation des flux (touristiques, démographiques, économiques) ne constitue plus le cœur de l’action municipale dans la mesure où elle implique une articulation jugée extrêmement difficile, voire impossible, des différentes échelles territoriales ainsi qu’une confrontation aux intérêts puissants portés par l’Etat, les industriels italiens et les acteurs mondialisés de l’industrie touristique. Il faut dire, et cela est riche d’enseignements pour le cas français, que les tentatives de construction d’une autorité métropolitaine intégrée, par voie législative et réglementaire (la Cité métropolitaine de Venise créée en 2014 sur le périmètre de la province et qui compte 850 000 habitants), achoppent encore sur la fragmentation objective du territoire et sur la persistance des identités infra-métropolitaines, entre centre historique, terre ferme, zone industrialo-portuaire, secteurs périurbains. Ici comme ailleurs, la construction métropolitaine ne se décrête pas d’en haut et ne s’impose pas par des arguments montrant la rationalité d’une action coordonnée à la bonne échelle. L’élection au suffrage universel direct du Président de la métropole, en 2020, pourra le cas échéant amener à nuancer ce constat. Mais dans la pratique, force est de constater que la coopération métropolitaine se construit (ou pas) sur la base de coalitions sociales et politiques réagissant à des problématiques territoriales communes, générant des projets partagés et des instruments de politique publique adaptés.

Dans ces conditions, il aurait été utile (mais nous n’en avions pas le temps) de pouvoir rencontrer des acteurs de la société civile pour mesurer à quel point le modèle de développement vénitien actuel est réellement questionné, et notamment si les résistances locales sont susceptibles de trouver un écho important auprès de populations qui à la fois pâtissent et bénéficient du caractère « servant » du territoire vénitien pour le tourisme de masse.

En tout état de cause, il nous semble, au sortir de cette exploration qui demande à être questionnée, critiquée et débattue avec les acteurs académiques et professionnels, notamment vénitiens, que le territoire de Venise constitue un miroir particulièrement évocateur des dynamiques de métropolisation et de globalisation qui produisent des effets de déstabilisation politiques, sociaux, écologiques et démocratiques extrêmement puissants et qui appellent par conséquent à renouveler les approches de la gouvernance. De ce point de vue, l’exemple vénitien illustre aussi très bien l’enjeu d’une meilleure liaison entre les constructions institutionnelles et des identités territoriales qui ne sont jamais figées mais toujours en mouvement, en dialogue et en tension.


+ d’informations sur le site de Sciences Po Executive Education : https://www.sciencespo.fr/executive-education/

+ Executive Master "Gouvernance territoriale et développement urbain" : https://www.sciencespo.fr/executive-education/gouvernance-metropolitaine

 

 

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